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Comment cartographier en binôme ?

Mathieu Jolly

Auteur

La cartographie de groupe est une très bonne pratique, car ce qui compte collectivement, c’est le chemin pour arriver jusqu’à la carte, plus que la carte en elle-même. Dès lors, le framework des cartes de Wardley aligne les équipes. Pourtant, cartographier en groupe est difficile. Deux problèmes émergents notamment.

Le premier problème est celui de pouvoir exposer une réflexion complexe via la carte. Cette réflexion ne prend sens que si l’on arrive au bout de son raisonnement. Comment faire pour construire une discussion qui laisse suffisamment d’espace pour que les personnes aillent au bout de leur raisonnement tout en garantissant la qualité de leur raisonnement ?

Le second problème est celui du temps de construction nécessaire à la carte minimum qui sert la discussion stratégique. Sa construction prend parfois trop de temps au détriment du temps passé à la discussion stratégique qui intéresse les personnes réunies.

Plusieurs solutions sont possibles pour répondre à ces problèmes, et aujourd'hui, je vais vous présenter une : la cartographie en binôme.

Solution au premier problème : la cartographie en binôme permet à la personne qui pilote le dessin de la carte d'aller au bout de son raisonnement, tandis que la personne superviseuse va questionner les hypothèses, reformuler et garantir la qualité de la carte.

Solution au second problème : la cartographie en binôme offre une approche efficace pour préparer les discussions de groupe. Avant chaque réunion stratégique, une carte minimum viable devrait être présentée aux participants pour lecture. Ainsi, la discussion ne part pas d'une page blanche, mais d'une base concrète. Cette carte sera d'autant plus pertinente si elle est élaborée en binôme. En effet, cette méthode permet aux deux membres de saisir en profondeur les arguments de l'autre et de s'accorder précisément sur les raisonnements et hypothèses qui sous-tendent la carte. Cette démarche, fondée sur une coopération pure, aboutit à une carte minimum viable de qualité supérieure, enrichissant ainsi la discussion stratégique.

Concept qui vient de la programmation informatique

L’idée de la cartographie en binôme vient du concept répandu dans le secteur informatique de la programmation en binôme.

À deux, pendant que l’un est aux manettes du clavier et de la souris pour écrire le code et mener le développement, l’autre assiste, réfléchit et assure la qualité du code.

L’ultime consécration de ce mode de travail est le succès de GitHub Copilot qui remplace le binôme par un robot compagnon qui permet à tout développeur ou à toute développeuse d’avoir son binôme de programmation permanent.

Les parallèles entre la programmation et la cartographie de Wardley sont nombreux. Dans les deux cas, il s’agit d’un langage commun. Les deux permettent la création de systèmes qui peuvent s’apparenter à des lieux virtuels, à la différence près que pour l’un, le langage reproduit réalité alors que l’autre crée une réalité. Dans les deux cas, la traduction de la réalité des besoins de l’environnement fait appel aux mêmes mécanismes d’approximation…

Ainsi, la piste de la cartographie en binôme pour répondre aux deux problèmes principaux que pose la cartographie de groupe semble une bonne piste.

L'intérêt de la cartographie en binôme ou en groupe est d'engager naturellement l'équipe vers un consensus grâce au dispositif lui-même. Ce cadre permet un travail collaboratif sur l'état des lieux, évitant ainsi de longues discussions sur des points secondaires.

Cartographie en binôme

Méthode

Pour chaque étape du cycle de la stratégie, les rôles du binôme changent. Le binôme travaille dans un esprit de coopération totale. L’objectif du groupe doit prévaloir sur les agendas individuels. Le binôme démarre toujours par la contextualisation de la session. Puis, en fonction de ses objectifs, il peut itérer en suivant le cycle de la stratégie ou travailler sur un élément séparé du framework des cartes de Wardley (figure suivante).

Les sous-parties suivantes décrivent la disposition et les rôles que le binôme peut prendre au regard des étapes du cycle de la stratégie (figure suivante, numéroté sept dans le livre Wardley maps).

1. Contextualiser la session

Le binôme se met d’accord sur le contexte, l’objectif, la raison d’être et le jeu sujet de l’étude.

2. Observer le paysage et les climats

Le binôme se répartit les rôles suivants :

• Le rôle (a) du binôme, celui de pilote, est de diriger la création de la chaîne de valeur et de son positionnement dans l’espace de l’évolution. Ce rôle conduit le passage dans chaque étape de la cartographie. Il propose la géographie. Ce rôle nécessite une exploration du terrain ou de la réalité. Des connaissances techniques peuvent être nécessaires. Sans elles, la personne peut effectuer des recherches. Pour que l’autre personne puisse remplir le rôle (b), la personne au rôle (a) est invitée à énoncer ses raisonnements à voix haute.

• Le rôle (b), celui de superviseur, de la phase d’observation, est de garantir l’intégrité de la perspective choisie dans la phase 1 du cycle de la stratégie. La personne est chargée de prendre du recul et de questionner les hypothèses. Elle doit se repasser l’algorithme de production d’une chaîne de valeur pour s’assurer que la chaîne est bonne. Idem pour le positionnement des éléments sur l’axe de l'évolution. Son rôle est aussi de souligner les espaces d’ombre de la carte, les espaces non triviaux.

3. Orienter sa décision en accord avec le profil culturel de l’organisation

Dans la phase d’orientation, le binôme est invité à se répartir les rôles suivants :

• Le rôle (a), celui d’auditeur, est chargé d’énoncer le diagnostic culturel (doctrine) de l’organisation. Une fois le diagnostic validé avec l’autre personne. Ce rôle énonce à l’oral des orientations possible à prendre sur la base du paysage de la première partie et argumentées selon le profil culturel de l’entreprise.

• Le rôle (b), celui d'assesseur, appuie ou remet en cause les hypothèses. La personne garantit la qualité de l'analyse. Elle est chargée de noter le diagnostic et de formuler par écrit les directions retenues.

4. Décider d’un jeu stratégique contextualisé

Dans la phase de décision, un seul rôle symétrique, celui de leader, est à prendre. En tenant compte des étapes précédentes, chacun.e construit individuellement l'argumentation du jeu stratégique à mener pour atteindre l’objectif fixé dans la direction choisie en fonction du contexte de l’organisation (leadership). L’objectif est de confronter les jeux possibles. Dans une seconde phase, le binôme met en commun, s’explique sur les arguments de chacun.e dans le but d’aboutir à un seul jeu stratégique à mener. Ce jeu est le fruit du cycle de la stratégie de Simon Wardley.

Les principes énoncés ici doivent être adaptés à votre contexte. L’esprit de coopération, de travail de la qualité et de remise en question des hypothèses qui fondent cette approche comptent plus que la rigueur du processus.

Cartographier en binôme

La réunion de deux personnes forme le plus petit groupe qu’il soit. Les principes de cartographie en binôme s’appliquent parfaitement aux groupes de 2, mais également pendant la phase de préparation d’atelier de cartographie à plus de 2.

Groupe de 2 personnes

Si le groupe de réflexion est constitué de deux personnes, alors les principes, décrits précédemment, peuvent être utilisés à toutes les phases du cycle de la stratégie.

Groupe supérieur à 2 personnes

Dans un groupe de cartographies de plus de deux personnes, la cartographie en binôme est utile au moment de la préparation de la réunion.

Pendant le travail préparatoire, le binôme sera chargé de la construction de la carte de base qui servira de socle de réflexion du groupe. Le binôme peut ainsi fournir toute la partie cadrage et observation d’une étude de Wardley accélérant alors le travail du groupe.

Dans tous les cas, le travail du binôme doit être questionné par le groupe dans le but de se l’approprier avant le démarrage de la discussion.

Conclusion

La cartographie en binôme offre une approche structurée et collaborative pour répondre à deux problématiques de la cartographie de groupe. En s'inspirant des principes de la programmation en binôme, cette méthode permet de combiner efficacement les compétences et perspectives de deux personnes, favorisant ainsi une réflexion plus approfondie et une meilleure qualité des cartes produites. Elle répond aux problèmes de l'exposition des réflexions complexes et de la construction d'une carte de base solide, tout en facilitant la création d'un consensus au sein de l'équipe.

Cette approche, applicable aussi bien aux groupes de deux personnes qu'aux équipes plus larges, offre une flexibilité précieuse dans divers contextes de cartographie stratégique. En permettant une itération continue et une remise en question constante des hypothèses, la cartographie en binôme contribue à produire des résultats plus robustes et mieux adaptés aux besoins de l'organisation.

Cependant, l'évolution des pratiques collaboratives ne s'arrête pas là. La cartographie en binôme ouvre la voie à des approches encore plus inclusives et dynamiques, comme le démontre le concept de "mob mapping" présenté ci-après.

Ouverture : mob mapping ou cartographie en groupe

Étendre la programmation en binôme à un groupe de plus de deux personnes est possible. C’est le concept de Mob programming. Alors, pourquoi ne pas aussi étendre la cartographie en binôme au mob mapping ? Les artistes de comic agilé parlent très bien du mob programming. Voici un extrait d’une de leurs publications LinkedIn à ce sujet :

Le Mob/ensemble programming, ou le Software Teaming comme Woody Zuill l'appelle, consiste à travailler en collaboration au sein de groupes de trois développeurs ou plus pour produire des logiciels de haute qualité et/ou partager les connaissances entre les développeurs de l'équipe. Une personne, appelée le Pilote, contrôle le clavier et la souris et effectue la saisie réelle, tandis que les autres sont des Navigateurs et passent leur temps à réfléchir, discuter, examiner et analyser. Les rôles sont fréquemment échangés, afin que chacun ait l'occasion de taper et de réfléchir. […]

S’inspirer du concept de mob programming est une bonne piste. Comme pour la cartographie en binôme, l’intérêt est d’initier un cadre de travail d’équipe et un consensus de prise de décision.

À vous de jouer !