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L’anomalie de la compétitivité
Mathieu Jolly
Auteur
Dans son livre Wardley Maps Simon Wardley, présente l’évolution des marchandises ; une découverte que l’on pourra considérer comme majeure si elle est vérifiée à l'avenir. Celle-ci a un périmètre défini, probablement plus petit, que nous imaginons généralement, nous qui sommes baignés dans le discours de la compétitivité. Explorons ce périmètre dans cet article.
Évolution
Simon Wardley norme l’espace Temps / Marché Applicable utilisé en économie de l’innovation. La généralisation de l’espace temps [0 ; +inf] se transforme en espace de la certitude [0 ; 1]. Tandis que la généralisation de la taille du marché applicable [0 ; +inf] se transforme espace ubiquitaire [0 ; 1]. L’ubiquité n’est pas un terme familier. Elle peut être traduite par l’omniprésence des choses.
Ces transformations norment l’espace économique, passant ainsi de l’observation ponctuelle des innovations à l’observation généralisée des fonctions que remplissent les innovations et de l’observation ponctuelle des marchés applicables des innovations à l’observation généralisée de l’ubiquité de la fonction que remplissent les innovations dans l’espace.
La fonction de généralisation n’est pas connue, mais la figure suivante illustre cette approche.
Cette normalisation permet à Simon Wardley d’observer que toutes les marchandises en compétition suivent le même comportement d'évolution au cours de leur définition. La figure 79 du livre « Wardley Maps » met en évidence cette trajectoire.
D'après les recherches de Simon Wardley, il serait alors possible d'assurer que les composants marchandisés appartiennent à un faisceau de courbes d'évolution. Ce faisceau est représenté en violet sur le graphique suivant, décrit par les axes de la certitude et de l'ubiquité.
D'après Simon, le moteur qui maintient les composants dans le faisceau d'évolution est la compétition de l'offre et la compétition de la demande. La compétition de la demande conduit les choses à devenir plus communes, alors que la compétition de l'offre conduit les choses à être mieux définies.
Le faisceau de courbes pourrait être simplifié en une seule courbe que Simon appelle courbe d'évolution. Les marchandises qui appartiennent à des marchés compétitifs se déplacent de gauche à droite sur la courbe de l'évolution, poussées par la compétition de l'offre et la compétition de la demande.
Cette courbe de l’évolution, la sigmoïde noire sur la figure précédente, est, par projection, l’axe des abscisses d’une carte de Wardley. Il s’agit d’une approximation.
Toujours grâce à ses recherches, Simon Wardley réussi aussi à montrer que quatre grands changements de phase jalonnent l’évolution d’une marchandise en milieu compétitif. Cette découverte est entièrement corrélée à la précédente, s’y superpose pour donner la représentation suivante qui vous sera plus familière.
Ces quatre grandes phases sont aussi projetées sur le fond de la carte de Wardley. La représentation suivante et la plus courante. Ces phases structurent le mouvement dans l’espace de l’évolution de Wardley.
Le concept d’évolution est fondamental pour comprendre comment un marché compétitif évolue. Simon Wardley utilise la cartographie de chaîne de valeur pour modéliser la dynamique du marché et le mouvement que celui-ci prend quand la compétition est maintenue.
Le faisceau d'évolution ne représente proportionnellement qu'une petite surface du plan « certitude » et « ubiquité ». L'espace de la compétitivité serait-il plutôt une anomalie que la norme ?
Anomalie de la compétitivité
Sur le plan « Certitude » et « Ubiquité », il est possible d'observer la surface que prend le faisceau. Par déduction, une seconde chose à observer est la quantité d'espace disponible autour du faisceau. La figure suivante surligne en vert l'espace vide auquel les marchandises soumises à la compétition n'appartiennent pas.
La surface de l'espace compétitif est qualitativement plus petite que le reste. Ainsi, la probabilité de se retrouver dans l'espace compétitif serait, toutes chances égales par ailleurs, bien plus faible que dans le reste. C'est d'autant plus vrai que la trajectoire de la marchandise au cours du temps doit être maintenue dans le faisceau d'évolution. Cette contrainte illustre l'importance des conditions d'existence des marchés compétitifs.
Conditions d’existence d’un marché compétitif
Dans cette section, nous n'allons pas lister de manière exhaustive les conditions d'existence d'un marché compétitif, mais plutôt chercher à montrer la difficulté de les réunir. En effet, la garantie de ressources illimitées, l'absence de monopole ou de situation monopolistique et le respect de la liberté d'entreprendre sont trois conditions exigeantes au caractère éphémère. Elles caractérisent l'anomalie de la compétitivité.
Ressources illimitées
Olivier Hamant, chercheur en biologie et biophysique, montre que les espaces compétitifs biologiques ne le restent qu'à condition que les ressources restent abondantes. Extrapolée à la société, cette première condition peut paraître contre-intuitive compte tenu de la doxa actuelle qui sous-entend que nous sommes en compétition pour des ressources rares, inégalement répartie (matérielles, immatérielles, biologiques, économiques). Pourtant, les recherches en psychologie sociale et en sociologie montrent l'inverse. Ce sont plutôt des modèles de coopération ou de mutualisation qui émergent dans les sociétés aux ressources contraintes.
Pour aller plus loin sur la question de la raréfaction des ressources : Vers la fin de la concurrence : le pétrole au cœur des chaînes de valeur.
Concurrence et absence de monopole
Une autre condition est nécessaire pour qu’il y ait compétition dans un marché. Des adversaires doivent se disputer les parts de marché. On parle alors de concurrence. Cela peut paraître anodin, mais un concurrent doit pouvoir participer à la compétition. Dans les marchés économiques, la régulation, le protectionnisme peut empêcher un adversaire de commercer. Leur existence est une condition d’existence du marché compétitif. Dans une situation inverse, c'est-à-dire sans concurrence, nous serions dans un marché monopolistique.
Liberté d’entreprendre
La liberté d'entreprendre est un prérequis à l'émergence de compétiteurs. La liberté d'entreprendre sous-entend qu'il y a possibilité pour un agent de se saisir de cette liberté, peu importe ses conditions d'existence. En France, la liberté d'entreprendre est constitutionnelle. Comme le précise le site vie-publique.fr, la liberté d'entreprendre se décline dans le monde économique par le décret Allard qui garantit aux personnes la liberté d'accès au marché ainsi que la concurrence dans le cadre de l'exercice d'une activité économique ou commerciale.
Pour aller plus loin sur la question de la liberté d’entreprendre, je vous recommande cet article : Conditions de l’existence de la liberté d’entreprendre.
Ces trois conditions d'existence sont exigeantes et souvent éphémères. Les ressources limitées, la tendance naturelle à la formation de monopoles et les inégalités d'accès à l'entrepreneuriat rendent la compétition pure difficile à maintenir. Cette fragilité des conditions d'existence explique pourquoi l'espace compétitif est si restreint dans le plan certitude-ubiquité, justifiant ainsi le terme "d'anomalie de la compétitivité".
Conséquences sur le modèle de Wardley
Domaine de validité du modèle de l’évolution
Une connaissance précise de ce faisceau de points permettrait de déterminer la nature compétitive du marché que l'on étudie. Si je connais le niveau d'ubiquité et de certitude d'un élément du marché, je peux alors le positionner dans le plan ubiquité et certitude.
Dans la figure suivante, le point A de coordonnées (0,28 ; 0,5) n'appartient pas au faisceau d'évolution des marchandises en compétition. Par conséquent, l'ensemble des règles du jeu des milieux compétitifs ne lui sont pas applicables.
Tandis que pour l’élément B de coordonnées (0,63 ; 0,74), nous pouvons dire qu’il appartient au faisceau d’évolution des marchandises en compétitions. Il serait donc soumis à l’ensemble règles du jeu des milieux compétitifs.
Au début de l’évolution, pas de compétition
Dans la représentation classique du modèle de l’évolution de Wardley la phase de Genèse de la figure suivante semble être une phase dans laquelle le modèle de l’évolution alimenté par la compétition de l’offre et de la demande existe. Or, même si la courbe de l’évolution montre bien que qu’au début l’ubiquité est nulle, c’est-à-dire que le composant est très peu présent dans l’espace, la surface du rectangle Genèse et son existence dans l’échelle de l’évolution de Wardley induisent en erreur.
Comme le montre la zone rectangulaire verte de la figure suivante, aucun espace compétitif n’existe de 0 à 12,5% de certitude.
Il est ainsi possible de dire que l’ensemble des règles du jeu compétitif ne peuvent pas s’appliquer si le composant est positionné au tout début de la phase Genèse. Le fond de carte de Wardley pourrait se voir ajouter une zone libre de compétition.
Conclusion
L'anomalie de la compétitivité met en évidence que l'espace de compétition dans le plan certitude et ubiquité est restreint. Cette restriction s'explique par des conditions d'existence exigeantes des marchés compétitifs. La garantie de ressources illimitées, l'absence de monopole et le respect de la liberté d'entreprendre sont trois conditions nécessaires, mais non suffisantes pour maintenir un marché en compétition.
Cette analyse questionne la pertinence d'utiliser systématiquement des modèles compétitifs pour organiser nos sociétés. En effet, si la compétition est une anomalie, il serait plus judicieux d'explorer d'autres modèles d'organisation comme la coopération ou la mutualisation pour les espaces non compétitifs.
Enfin, la cartographie de Wardley, en permettant de positionner les composants dans le plan certitude et ubiquité, offre un outil pour identifier si un marché est réellement en compétition ou non. Cette information est précieuse pour choisir le modèle d'organisation le plus adapté à chaque situation.
Ouverture
Dans cet article, je vous ai proposé une approche analytique qualitative du plan de la certitude et de l'ubiquité. Je poursuis l'analyse de l'espace économique compétitif avec l'introduction des repères qui le structurent, que l'on retrouve sous la forme des quatre phases de l'évolution dans le fond de carte de Wardley ci-dessous.
Références
- Le chapitre 8 du livre Wardley Maps de Simon Wardley explique l’ensemble de ses recherches.
- Pour aller plus loin sur la question des déterminismes sociaux, je vous recommande cette vidéo introductive de la chaîne YouTube “Blast”.
- Pour aller plus loin sur la question de l’héritage, je vous recommande la vidéo de la chaîne YouTupe Stupid Economics