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Vers la fin de la concurrence : le pétrole au cœur des chaînes de valeur

Mathieu Jolly

Auteur

La croissance économique des deux derniers siècles s'est construite sur un paradigme fondamental : celui de l'abondance des ressources. Cette abondance n'est pas qu'un simple facteur de production, elle est la condition sine qua non de l'émergence et du maintien de notre système économique. En effet, seule une situation d'abondance permet aux acteurs économiques de croître. Dans un tel contexte, nous allons nous focaliser sur une des ressources qui conditionne l'existence de toutes les chaînes de valeur occidentales : le pétrole.

Pétrole à la source de toutes les chaînes de valeur

Le pétrole, par stabilité, sa facilité de transport, sa forte densité énergétique, est aujourd'hui la source d’énergie la plus commode. Mais ce n’est pas tout, c’est une industrie totale qui est à la racine de toutes les chaînes de valeur contemporaines. Autrement-dit, il n’y a pas une chose produite actuellement qui n’a pas utilisé le pétrole pour exister.

L’arbre du pétrole présenté ci-dessous a été publié en 1957 par la Socony-Vacuum Oil Company sous forme de caricature. L’entreprise est entre temps devenu Exxon Mobil. L’image compare ironiquement l’immense arbre du pétrole de 1957, au tout petit de 1897, 60 ans avant. L’arbre montre l’ensemble des possibilités techniques offertes par le pétrole brut (crude oil).

Cette chaîne de valeur montre la dépendance majeure de la société à la ressource en pétrole. Dépendance qui pourrait être résolue par substitution technologique. Malheureusement l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz indique plutôt qu’actuellement les dépendances se cumulent au lieu de se substituer. Ce graphique de la consommation mondiale d’énergie primaire confirme cette tendance (version interactive).

Consommation mondiale d'énergie primaire par source (L'énergie primaire est basée sur la méthode de substitution et mesurée en térawattheures).
Consommation mondiale d'énergie primaire par source (L'énergie primaire est basée sur la méthode de substitution et mesurée en térawattheures).

Vers la raréfaction du pétrole

Dans ces conditions de dépendance, la raréfaction du pétrole pourrait avoir des conséquences majeures sur l’économie de marché.

Les projections de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) annoncent que le pic pétrolier est prévu pour 2030. Dans un monde où la demande en pétrole est en croissance constante, une production qui ne suit plus la demande est synonyme de pénurie. Le pétrole étant à la racine de toutes les chaînes de valeur mondiales, il est prévisible que ce tarissement fasse entrer les économies en contraction.

Le graphique suivant illustre la corrélation entre la variation de consommation mondiale d'énergie et la croissance du PIB. Le PIB représente les choses produites à partir des services écosystémiques. Ce graphique montre à quel point la croissance du PIB est dépendante de la consommation d'énergie mondiale. Faites décroître la production de pétrole qui représente, en 2021, 30 % du mix énergétique mondial et, sauf si compensation, toutes les ressources nécessaires à vos chaînes de valeur diminuent, sans que la demande baisse pour autant, entraînant une contraction de l'économie et la raréfaction des ressources. Le concept de ressources infinies, né à une époque où les Occidentaux n'avaient pas encore découvert que la Terre était finie, est en voie d'extinction à l'heure où aucune alternative crédible au pétrole existe. Il est alors fort probable que les conditions de la compétition actuelle disparaissent avec le pétrole aussi.

Extrait du cours des Mines de Paris de Jean Marc Jancovici — Évolution comparée, depuis 1960, du PIB mondial (courbe bleue, en anglais PIB se dit GDP), et de la consommation mondiale d’énergie, hors bois (courbe verte, attention il s’agit de kWh, pas de prix).
Extrait du cours des Mines de Paris de Jean Marc Jancovici — Évolution comparée, depuis 1960, du PIB mondial (courbe bleue, en anglais PIB se dit GDP), et de la consommation mondiale d’énergie, hors bois (courbe verte, attention il s’agit de kWh, pas de prix).

Vers la fin de la compétition économique ?

Olivier Hamant, chercheur en biologie et biophysique, montre que les espaces compétitifs biologiques ne le restent qu'à condition que les ressources restent abondantes. Extrapolée à la société, cette première condition peut paraître contre-intuitive compte tenu de la doxa actuelle qui sous-entend que nous sommes en compétition pour des ressources rares, inégalement répartie (matérielles, immatérielles, biologiques, économiques). Pourtant, les recherches en psychologie sociale et en sociologie montrent l'inverse. Ce sont plutôt des modèles de coopération ou de mutualisation qui émergent dans les sociétés aux ressources contraintes.

Comme nous l’avons vu, la ressource en pétrole est au cœur de toutes les chaînes de valeur actuelles. Sa raréfaction annoncée, la substitution qui n’est encore qu’une hypothèse, montre qu’une des ressources principales du monde pourrait se tarir.

L’abondance de ressources est une condition de l’existence d’un marché compétitif à la concurrence loyale et non faussée. La libre concurrence loyale et non faussée est le discours dominant actuel. Pourtant, n'est-ce pas une fable en devenir ? Dans l’article l’anomalie de la compétitivité, j’exprimais la difficulté de réunir les conditions d’existences d’une telle compétition économique. Je disais :

Ces trois [les ressources illimitées dont le pétrole fait parti, l’absence de monopole, et la liberté d’entreprendre] conditions d'existence sont exigeantes et souvent éphémères. Les ressources limitées, la tendance naturelle à la formation de monopoles et les inégalités d'accès à l'entrepreneuriat rendent la compétition pure difficile à maintenir. Cette fragilité des conditions d'existence explique pourquoi l'espace compétitif est si restreint dans le plan certitude-ubiquité, justifiant ainsi le terme "d'anomalie de la compétitivité".

Suite de l’article : l’anomalie de la compétitivité.

Conclusion

Dans cet article, nous avons exploré comment le pétrole, ressource fondamentale de notre économie moderne, est au cœur de toutes les chaînes de valeur contemporaines. L'arbre du pétrole de 1957 illustre parfaitement cette omniprésence, montrant la multiplicité des produits et services qui en dépendent directement.

La perspective d'un pic pétrolier à l'horizon 2030, combinée à l'absence d'alternatives viables à grande échelle, soulève des questions cruciales sur l'avenir de notre modèle économique. La corrélation étroite entre consommation d'énergie et croissance du PIB suggère qu'une raréfaction du pétrole pourrait entraîner une contraction économique significative.

Plus fondamentalement, cette situation remet en question le paradigme de la concurrence économique tel que nous le connaissons. Si les ressources deviennent véritablement contraintes, les modèles de coopération et de mutualisation pourraient naturellement émerger, remplaçant progressivement le modèle compétitif actuel. Cette transition potentielle nous invite à repenser nos modèles économiques et sociaux pour un monde aux ressources limitées.